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Mohsen Dridi

Présentation : « L’immigration de A À Z » : mode d’emploi

De très nombreux ouvrages ont déjà été écrits, les uns décrivant les conditions de vie, d’accueil, de travail, de logement des immigrés ; d’autres, analysant les mécanismes de cette immigration. Toujours pour en comprendre les raisons ou pour en mesurer les effets et les conséquences sur le pays d’accueil, sur les pays d’origine, sur les immigrés eux-mêmes. Nombre d’entre eux, sinon tous, contribuent, d’une manière ou d’une autre, à l’effort et au travail de mémoire de cette immigration. C’est à ce travail de mémoire qu’entend participer le document qui suit.

L’immigration de A à Z n’est pas, à proprement parler, un dictionnaire. Un véritable dictionnaire de l’immigration est un chantier qui mérite des efforts autrement importants. L’immigration de A à Z est encore moins un livre traitant de l’histoire de l’immigration. C’est davantage un aide-mémoire qui - de manière simple et synthétique, essayant d’aller à l’essentiel à chaque fois - traite une quantité relativement importante de mots et de termes, donc d’informations (sur des associations, des événements, des lieux, des dates…) qui ont marqué peu ou prou la vie des immigrés – très souvent dans l’anonymat le plus complet - au cours des dernières décennies. Un événement, un thème peut ainsi être abordé sous des angles différents.

L’immigration de A à Z se veut aussi et surtout (en raison justement de son caractère descriptif) un outil pratique pour tous. Les non-initiés, qui découvrent pour la première fois les questions de l’immigration en France, peuvent y trouver, grâce à la présentation alphabétique complétée aux moyens d’index par thème, par date, et par région, les éléments pouvant les aider dans leurs premières investigations. Pour les militant(e)s plus aguerri(e)s, les chercheurs, il peut leur servir d’aide-mémoire, non seulement pour chacun des termes pris séparément mais aussi dans la relation de celui-ci avec d’autres termes en raison de leur proximité thématique, chronologique, contextuelle ou encore de lieu. Une proximité et des liens pas évidents au premier abord.

Comme le précise le titre, le document L’immigration de A à Z se présente d’abord par ordre alphabétique. La liste des entrées - en rapport direct avec l’immigration – se réfère à diverses catégories lexicales (à l’exception des noms propres que nous avons choisi de ne pas traiter ici même si quelques noms propres apparaissent ici et là). Il peut s’agir d’un concept, du nom d’une association, d’un média, d’un événement important, d’un lieu, d’un slogan même, d’une expression, d’une date commémorative, d’une décision gouvernementale ou d’un texte législatif.

Chaque mot traité est immédiatement suivi du thème principal auquel il fait référence ou auquel il se rattache, du lieu géographique et enfin de la date soit de sa première utilisation, soit de la fréquence de son usage ou bien encore de son utilisation la plus significative. Vient ensuite le développement, l’explication et la définition même du mot. Et à chaque fois nous essayons, dans la mesure du possible et en fonction des éléments en notre possession, de le resituer dans son contexte historique et dans ses relations avec d’autres mots traités dans le document.

Outre cette présentation alphabétique, et dans la même logique directrice, le document comporte en annexe trois index : Un index thématique (tous les mots sont ainsi regroupés autour des principaux thèmes abordés) ; le second historique ou plus précisément chronologique ; le troisième, enfin, géographique (par région). Ainsi l’utilisateur du document pourra, à sa guise, aborder la question sous l’angle qu’il souhaite.

Pour la présentation alphabétique les choses sont simples. Les quelques six cent soixante-treize mots, termes ou expressions étant présentés dans cet ordre. Pour le volet thématique, nous avons retenu 11 grands thèmes variant de 80 à 200 mots pour la plus grande parie (les associations, la question du séjour, les médias et l’expression culturelle, la politique gouvernementale et enfin les jeunes). Les autres thèmes sont plus modestement traités puisqu’ils comportent entre 10 et 40 mots (La citoyenneté, le logement, les luttes des travailleurs immigrés, le racisme, la xénophobie et les discriminations et enfin l’Europe).

L’immigration de A à Z : un voyage À travers les mots et les sens

À partir de la moitié du 19ème siècle, alors même que des millions de personnes des autres pays d’Europe du sud s’expatrient et émigrent, la France devient au contraire un pays d’immigration. Depuis un siècle et demi donc, la France connaît, en effet, un processus régulier - tantôt accéléré, tantôt ralenti au gré des circonstances -, d’introduction de populations d’origines étrangères très diverses. Déjà en 1851, à l’occasion d’un recensement, on dénombrait 380 000 étrangers. Ils passeront à plus d’un million en 1911 et à 3 millions en 1936. D’abord temporaire, individuelle et de voisinage (Italiens, Belges, Allemands…), l’immigration deviendra massive et définitive en quelques décennies. Elle se diversifie et l’on voit arriver, vers la fin du 19ème siècle, de nouvelles populations en provenance du Maghreb et d’Afrique. C’est en effet lors du recensement de 1872 que l’on mentionnera les premiers migrants algériens même si les nationalités les plus représentées restent évidemment les Européennes. Ce mouvement migratoire, colonial à l’origine, va être accentué par les deux guerres mondiales, puis par les urgences de la reconstruction de la France, enfin par la conjoncture de croissance économique des années 1954-1974. La France, pays d’immigration, n’est donc ni un phénomène récent ni un phénomène passager et conjoncturel. Dès lors l’immigration marquera de son empreinte le paysage sociologique et humain de la France puisqu’un Français sur cinq a une origine étrangère plus ou moins lointaine.

Mémoire de l’immigration, mémoire de l’émigration ? Qui dit mémoire dit aussi histoire ! Histoire racontée et décryptée par les historiens certes mais aussi histoires personnelles, histoires singulières, histoires familiales, histoires collectives et individuelles. L’histoire d’un grand voyage, subi ou choisi. Rares sont ceux et celles qui pouvaient alors imaginer que ce voyage serait un aller simple. L’immigration (moment où l’on arrive dans le pays de destination) est en fait le moment où se termine la première phase de ce voyage dont le point de départ est le pays (ou la région) d’origine. Résultats d’itinéraires en tous sens, de trajectoires et de parcours individuels et collectifs dont il ne reste et ne restera, au fil des générations, que les traces que l’on voudra bien garder, celles que l’on s’acharnera à conserver, celles que l’on aura aidé à sauver de l’oubli.

Migration, émigration, immigration ou encore mouvement migratoire si l’on choisit d’utiliser un terme plutôt «neutre» pour décrire ce phénomène de déplacement de populations d’une région à une autre montre la variété des termes. Mais la «neutralité» du mot s’arrête là. Ces migrations s’opèrent en effet le plus souvent des régions pauvres vers des contrées plus riches. Ou encore des zones riches – et même très riches - mais convoitées et soumises à des guerres civiles le plus souvent entretenues par de puissants groupes extérieurs. Emigration peut aussi s’utiliser si l’on se place au point de départ, sous l’angle de vue des pays d’origine de ces populations. Immigration au contraire si l’on regarde ce phénomène à partir du pays de destination, du pays d’arrivée. Simple question de mots, de termes, de sémantique ? Peut-être. Mais, comme chaque mot possède une histoire propre, son utilisation n’est pas toujours aussi anodine car, ne l’oublions pas, elle se fait le plus souvent hors du contexte de naissance du mot lui-même. Et parfois la signification de départ en prend un sacré coup. Au fond, les mots n’expriment-ils pas le plus souvent une opinion ? Ou comme l’écrit C. Liauzu, reprenant une citation de Lucien Febvre à propos de mots comme civilisation : «ces termes, dont le sens, plus ou moins grossièrement défini par les dictionnaires, ne cessent d’évoluer sous la poussée des expériences humaines, nous arrivent grossis, pour ainsi dire, de toute l’histoire qu’ils ont traversée» (cf. Race et civilisation, C. Liauzu, 1992). Comme le fait remarquer de son côté G. Noiriel en parlant des chercheurs et des sociologues qui devraient, selon lui, «réfléchir aux limites de leur activité scientifique» car «l’un des grands drames de la recherche sur l’immigration tient au fait qu’elle a toujours été dépendante des enjeux politiques» et que «beaucoup de sociologues ont ainsi contribué à construire l’image de l’immigré comme travailleur temporaire, appelé à retourné un jour «chez lui» (cf. actes du Colloque : Les politiques d’intégration des jeunes issus de l’immigration, 1988). Mais qu’importe, si leur signification évolue ou plus encore change selon l’époque ou le contexte, les mots eux restent et il faut les prendre avec le sens qu’ils ont aujourd’hui, à charge pour nous d’essayer d’en rappeler l’origine. Finalement, comme les hommes, les mots aussi… migrent.

Pour autant l’immigration n’est pas la fin du voyage, loin s’en faut. Elle constitue à son tour une étape, un autre point de départ, une autre phase, un autre bout d’histoire qui va commencer et se construire dans un nouveau pays. Pays dont il faudra apprendre à connaître et à déchiffrer les codes, dans un autre environnement que celui auquel on est habitué. Non seulement il faudra déchiffrer les codes déjà existants mais aussi être attentif aux nouveaux codes qui, avec la venue de ces nouvelles populations, vont émerger, sous nos yeux même si on ne les remarque pas toujours, même si on n’en prend pas conscience immédiatement : pas plus les accueillants (les autochtones) que les accueillis (les nouveaux arrivants, les étrangers, les immigrés), les émigrés-immigrés comme dirait Abdelmalek Sayad, parlant d’une identité que l’on est condamné à porter à vie. Car si on sait où et quand commence l’émigration on ne sait pas où et quand se termine l’immigration.

Point de convergence d’attitudes diverses ; lieux où se mélangent et se mêlent espoirs et appréhensions pour les uns, peurs, frustrations et hostilité pour les autres ; lieux d’échanges mutuels, d’ouvertures réciproques et de connaissance (et de reconnaissance) de l’autre. L’immigration est tout cela à la fois. Elle est tout autant l’histoire d’une sédimentation, d’une multitude d’histoires singulières en même temps que quelque chose d’autre, de nouveau, une métamorphose.

Mémoire de l’immigration certes mais avant tout mémoire des émigrations/immigrations et mémoires des émigrés/immigrés. émigrations diverses et multiples par les origines géographiques (européennes, maghrébines, africaines, asiatiques…). Diverses et multiples par les langues et les cultures, par les expériences historiques, sociales et politiques. Diverses et multiples par les motivations. Pensez donc, plus de 130 nationalités coexistent et vivent côte-à-côte en France. Ce qui est donc en jeu, c’est l’histoire et la mémoire de toutes ces migrations : histoires personnelles, histoires singulières, histoires collectives aussi.

Qui dit histoire et mémoire de l’immigration en France (en Europe) dit aussi nécessairement histoire de la France (et de l’Europe), pays et région où se déroule cette histoire. Une partie de cette histoire. Histoire d’une rencontre avec le pays d’accueil. D’abord avec ses lois, ses institutions étatiques et ses structures administratives en charge de l’application et de l’encadrement des conditions d’entrée et de séjour, des conditions d’accueil, de logement, de travail, de vie tout simplement : police de l’air et des frontières, carte de séjour, regroupement familial, préfecture, sans-papiers… Un véritable dédale, mais passage obligé et parcours du combattant au quotidien pour nombre d’immigrés.

Rencontre aussi avec les gens qui vivent et qui font vivre ce pays. Avec leur culture (ou plutôt leurs cultures), avec les traditions, les us et coutumes locales, les formes et les moyens d’expression ainsi que les structures et instances de participation à la vie de la cité : associations, syndicats, mouvements politiques, collectifs de toutes sortes. Bref, rencontre avec toute une série de pratiques sociales et d’imaginaires culturels complexes. Complexité des notions (République, liberté, égalité, fraternité, laïcité, citoyenneté, solidarité…), traversées par des rapports conflictuels et des contradictions internes. Rencontre aussi avec les peurs, les fantasmes et les dérives (racisme, xénophobie, assassinats, droit du sang, préférence nationale, seuil de tolérance…). Et, pour tout dire, rencontre avec une société de classe traversée et travaillée par des contradictions, lesquelles sont, depuis la Révolution de 1789, admises - et plus ou moins assumées - comme constitutives de la société et du même coup moteur de son évolution. Admises et assumées… jusqu’à un certain point et pas par tous car, comme toujours, ceux qui gouvernent ou plutôt ceux qui dominent (économiquement, politiquement ou idéologiquement) nient évidemment ces contradictions et préfèrent flatter et caresser dans le sens du poil l’indifférence de certains, la passivité et/ou la neutralité bienveillante des autres. Ces autres qui de temps à autre pourtant n’hésitent pas à jouer les troubles fêtes et les empêcheurs de tourner en rond (comme en 1830, 1848, 1871, 1936, 1968 ...).

Ces rencontres dans tous les sens sont autant de moments de découverte. Pour les uns comme pour les autres. Découverte du regard des uns sur les autres, des préjugés des uns et des autres aussi. Découverte enfin du regard des immigrés sur eux-mêmes et des Français sur eux-mêmes. Et, pour reprendre A. Sayad à propos de la «double absence» : les immigrés traînent leur exil volontaire du pays d’origine comme «une faute impardonnable» en même temps qu’ils subissent (qu’ils intériorisent ?) cette idée, assez répandue dans la société d’accueil, «d’illégitimité foncière» de leur présence. Et ces rencontres, ces découvertes ne sont pas sans conséquences. Regarde-t-on encore de la même manière son pays d’origine, son identité culturelle ou son appartenance nationale, ses convictions et pratiques cultuelles et religieuses. Cela change-t-il quelque chose au regard trop souvent réducteur que l’on porte et colporte encore de nos jours sur les autres immigrés venant d’autres contrées, sur leurs cultures. Les débats autour des questions comme assimilation, insertion, intégration, société multiculturelle, pluriculturelle, interculturelle, laïcité… scandent le devenir des immigrés en France. Les polémiques virulentes qui les accompagnent le plus souvent résonnent encore de manière assourdissante car toute question prend très rapidement et très facilement un tour idéologique, et donc polémique, et devient une affaire nationale (c'est-à-dire parisienne).

L’immigration, un révélateur de la société d’accueil ? Elle l’est assurément ! Il faudrait cependant ajouter qu’en retour, tel un miroir, la société d’accueil joue le rôle de révélateur de cette immigration, de ces immigrations.

quelques points de repères cependant

Par le présent travail, nous pensons et espérons présenter un tableau assez fidèle des principales questions et des thèmes qui ont traversé l’immigration et l’opinion de ce pays au cours des dernières décennies 1970 – 2000.

Décennies qu’il convient préalablement de replacer dans leur contexte particulier : d’une part, fin de la période dite des «trente glorieuses» (1945–1975) et entrée dans une nouvelle période marquée par une profonde récession économique dont les couches populaires et ouvrières auront à supporter les conséquences les plus néfastes sur le plan social. D’autre part, au cours de cette même période, la France va tenter de mettre en place une nouvelle politique de maîtrise de l’immigration, une immigration qui provient, faut-il le rappeler, en grande partie des ex-colonies, du Portugal et de la Turquie. Ces deux facteurs vont être présents en permanence tout au long de ces trois décennies et du même coup à travers les sujets et les événements traités de A à Z.

Un choix transparaît néanmoins à travers tout ce travail. Nous avons en effet pris le parti de mettre en évidence les grands (et les moins grands) moments de mobilisation qui ont jalonné l’histoire de l’immigration notamment durant les trois dernières décennies (globalement de 1970 à 2000). C’est même un choix délibéré au départ de ce travail de reconstitution et de restitution de la mémoire. La lecture que nous pouvons faire des événements historiques n’est-elle pas, avant tout, une lecture avec les yeux d’aujourd’hui, les yeux du présent ? De plus, puisque tout événement et toute situation peuvent être regardés et décrits selon tel ou tel angle d’observation. N’est-ce pas finalement, et le plus souvent, de ce regard, et donc de sa retranscription dont il est question et accessoirement de l’événement proprement dit. À croire que le regard que l’on porte sur un événement est aussi important que l’événement lui-même. Et, tout comme l’effet que procure une boule sphéroïde comportant plusieurs côtés : plus on aura d’angles de vue d’un événement donné, plus on aura d’informations et de détails sur cet événement. Jusque-là, le thème de l’immigration a très souvent été traité et analysé sous l’angle institutionnel principalement, au regard de la politique gouvernementale et de la réglementation. Nous avons voulu, à l’instar d’autres travaux, l’aborder du point de vue de l’immigration et de ses combats.

Par ce choix, nous avons voulu marquer quelques partis pris :

1/ En tout premier lieu, celui de mettre en évidence, à côté d’autres facteurs évidemment, les thèmes fondés sur ce que nous croyons être l’esprit et le comportement de résistance et de mobilisation collectives de l’immigration. Et, du même coup, aborder la solidarité entre Français et immigrés qui a accompagné – quelquefois même devancé - cette résistance : mobilisations des (et avec les) sans-papiers, mobilisations contre les expulsions, pour l’égalité des droits dans le travail, le logement, contre le racisme, les discriminations ou encore contre les stigmatisations de toutes sortes. Si, comme l’écrit très justement Abdelmalek Sayad, encore lui, «exister, c’est exister politiquement», alors s’affirmer et exister socialement (aussi bien du fait des problèmes sociaux générés, qu’au sens d’une plus grande participation et contribution dans les débats de la société civile) constitue peut-être, d’une certaine manière, un premier pas vers cette affirmation et cette existence politiques. Expressions sociales, expressions politiques mais aussi expressions artistiques et culturelles avec une attention toute particulière pour les créations et les réalisations – le plus souvent à l’initiative d’amateurs - dans les domaines du théâtre, de la musique ou encore du cinéma, créations qui ont foisonné au cours de la décennie 70.

2/ Ensuite, celui de rappeler cette évidence : l’immigration de masse dont il est question ici est d’abord majoritairement une immigration de travail, c’est-à-dire une population qui choisit (ou qui est obligée) de quitter ses attaches d’origine pour un éventuel mieux être, un mieux vivre certes mais en échange de sa force de travail. Bien sûr, du point de vue de l’État les choix politiques en matière d’immigration peuvent varier en fonction du contexte (croissance économique ou crise) : faire appel à une immigration de travail ou une immigration de peuplement selon les besoins ou, au contraire, chercher à les empêcher ou en maîtriser les flux. Mais du point de vue des candidats à l’immigration c’est l’espoir de trouver un travail qui constitue la principale motivation, même si ce but ne se concrétise pas immédiatement et que l’on soit souvent amené à galérer durant de longues années dans une quasi-clandestinité. Clandestinité au sens administratif du terme seulement (d’où l’insistance sur la notion de sans-papiers et le refus du terme clandestin) car il est archi-connu que des secteurs entiers de l’économie, et non des moindres, s’accommodent parfaitement de cette situation. Elle leur est même indispensable oserait-on dire. Et cette relation au monde du travail et de l’entreprise - comme l’ont montré les mobilisations contre les licenciements, le chômage - est une dimension importante voire fondamentale pour des générations de salariés issus de ces immigrations. Ce n’est peut-être pas un hasard si c’est justement dans le domaine de l’emploi que les avancées les plus significatives en matière d’égalité des droits ont été enregistrées. Par ailleurs, il est nécessaire de relever, en particulier dans les années 1970, l’imbrication qui existait entre conditions de travail, conditions de logement et situation administrative des travailleurs immigrés. Chaque évènement ou lutte dans l’un ou l’autre de ces domaines faisait immédiatement ressurgir les autres aspects. Enfin, il n’est pas excessif, à nos yeux, de parler d’une contribution active au combat de la classe ouvrière lorsque l’on observe les diverses luttes des travailleurs immigrés de ces dernières décennies.

Cette contribution n’a évidemment pas été une promenade. Elle fut douloureuse à l’image des rejets et parfois de la xénophobie ambiante dont l’immigration a été l’objet au sein même du monde ouvrier (accusée par certains, au gré des situations, tantôt de faire baisser le niveau des salaires tantôt de briser les grèves...). Là encore, les mots n’ont pas été et ne sont pas neutres et innocents. «Ouvriers et immigrés», pour reprendre une citation de Abdelmalek Sayad dans laquelle il montre que, dans les années 1980, «l’association des deux ne va pas toujours de soi et ne va pas sans susciter de divergences». Elle fut même écrit-il (elle est encore) «un objet de luttes sociales et politiques : derrière le primat accordé à l’une ou l’autre qualification, primat qui n’est pas seulement d’ordre linguistique (…) se cachent en réalité des enjeux dont la portée et la signification dépassent de loin la réalité immédiate du travail et même toute la situation présente de l’immigration. Lexicale en apparence, la querelle témoigne de deux visions divergentes du monde du travail, de la place qu’y tient l’immigration ainsi que de la contribution historique que celle-ci apporte à la formation de la classe ouvrière» (A. Sayad, Condition d’immigré et condition d’OS : les effets mutuels de l’une sur l’autre et leurs effets sur la relation au travail.» 1986). Quel chemin parcouru depuis pourrait-on dire ! Même si, encore de nos jours, les discriminations à l’embauche ou à l’évolution des carrières continuent à sévir dans une impunité révoltante.

3/ Enfin, et ce n’est pas le moindre des aspects qui méritent d’être soulignés, la place occupée, dans ce document L’immigration de A à Z par la jeunesse, que l’on nommera désormais issue de l’immigration. En particulier depuis la fin des années 1970 et le début des années 1980, celle-ci a été porteuse de nombreuses questions nouvelles, parfois même à ses propres dépens : nouvelles associations plus ancrées dans les réalités des quartiers, expressions culturelles et artistiques, conflits de générations, galères, citoyenneté… Mais aussi les violences et les dérives sécuritaires de certaines institutions à l’égard d’une jeunesse dont on stigmatise et criminalise trop souvent et trop facilement les comportements. Sans parler des tentatives d’instrumentalisation (les beurs intégrables vs la génération des parents, les « beurettes plus intégrables» vs les beurs, etc.).

Certes, on ne refait pas l’histoire et il ne s’agit évidemment pas, ici, de la refaire. Mais imaginons un seul instant quelle serait aujourd’hui la situation, non seulement de l’immigration mais encore de la société en général, en matière d’égalité des droits, de justice sociale, de droit d’expression…, «si» ces mobilisations n’avaient pas eu lieu. Mais arrêtons là ces-digressions.

Une remarque encore. L’immigration maghrébine occupe dans ce document une place prépondérante pour deux raisons. L’une est subjective : sans doute avons-nous été influencés, inconsciemment, du fait de notre appartenance à cette communauté, à ses référents culturels, à ses difficultés, à ses aspirations. À ses contradictions aussi et aux interrogations ou aux doutes qui l’ont traversée, la traversent et la bousculent. Mais très certainement aussi, parce qu’elle a constitué notre environnement immédiat – bien que non exclusif – dans cette expérience et cette trajectoire migratoire personnelle, et notamment notre pratique militante associative au cours de ces décennies. L’autre raison, plus objective (en d’autres termes plus mesurable) est que la place importante occupée par la communauté maghrébine en France, tant numériquement que symboliquement, n’est pas le simple fruit du hasard. Bien que la proximité géographique soit un facteur important qui pourrait expliquer une telle présence, c’est davantage la proximité historique – du fait du contentieux issu de la colonisation/décolonisation – qui lui confère une place centrale par rapport aux autres communautés immigrées. Comme le dit A. Cordeiro, la communauté maghrébine a servi de parapluie ou de paratonnerre aux autres communautés. Il faut souligner ici l’importance et la surdétermination (certains diront l’exagération) de la question de l’autonomie, notion qui revient de manière récurrente dans tous les débats concernant les associations de l’immigration, toutes générations confondues.

On peut même s’interroger dans quelle mesure cette notion d’autonomie à fleur de peau, tant revendiquée, n’est pas, quant au fond, l’expression d’une double confrontation :

1/ D’une part, une confrontation avec la société française et ses représentations, toutes institutions confondues : Avec l’État bien sûr, en raison d’un droit régalien et du pouvoir discrétionnaire qu’il induit, notamment en matière de police, de justice…, et dont parfois il abuse. Mais aussi, dans une certaine mesure, avec les organisations de la société civile.

Une confrontation dont les origines remontent autant à la période coloniale - toujours présente et vivace dans les esprits – qu’à l’esclavage ou encore à la tradition républicaine et à la logique de l’État-nation en France, structuré sur un mode pyramidal. Et comme l’écrit C.-V. Marie : L’État est «contrôleur, éventuellement régulateur est aussi producteur d’identité» (Migrance 2002). Et sans doute faudra-il ajouter que ce modèle pyramidal a largement imprégné les corps intermédiaires classiques (Partis politiques, syndicats, associations…) même s’ils constituent incontestablement des contre-pouvoirs. Ils n’en fonctionnent pas moins, à l’image de l’État, comme des structures qui produisent et reproduisent des identités et des représentations qui ont tendance à gommer les particularismes et les spécificités. Ce qui expliquerait alors la virulence des polémiques autour des notions d’assimilation, d’insertion, d’intégration ou d’identité, virulence dans les propos, presque toujours ramenée, pour les uns, à un communautarisme rampant, dangereux pour la République, et pour les autres à une question de dignité, etc. Comme si, de part et d’autre, cette histoire -et notamment la période coloniale - avait vraiment du mal à être digérée. Car il semble bien que comme le soulignent par ailleurs P. Blanchard et S. Lemaire dans La fracture coloniale, «la France n’a pas encore vraiment intégré l’histoire de la colonisation et surtout celle de l’immigration». Et de rappeler cette réalité que, au fond, la colonisation, surtout dans la période 1880-1900, durant laquelle la République s’est crue investie d’une mission civilisatrice. Ainsi «avec la vague de conquêtes coloniales s’affirme un système de valeurs que la République fera siennes à partir de 1871. Ce système s’enracine dans des épopées, de Clovis à Charlemagne, de Saint-Louis à Jeanne d’Arc, de Robespierre à Napoléon, de la restauration au Royaume arabe de Napoléon III, et sera le substrat de l’identité nationale. Ces vagues de conquêtes successives vont faire la France du XXème siècle, et, par effet second, la culture coloniale va s’enraciner profondément dans le corps social». (N. Bancel, P. Blanchard, F. Vergès, La République coloniale). Et cela a pesé lourd dans l’élaboration des images et des stéréotypes véhiculés sur les populations issues de l’immigration notamment celles en provenance des ex-colonies ou des DOM-TOM.

2/ De l’autre, et c’est le second type de confrontation, cette fois, avec les représentations des États des pays d’origine, Consulats et Amicales et dont l’enjeu serait, pour les immigrés, l’émancipation de la tutelle et donc la conquête d’espaces nouveaux de liberté et de citoyenneté. Émancipation non seulement pour eux, ici et maintenant, mais encore comme point d’appui dans l’évolution de la situation politique dans les pays d’origine. Évidemment le processus inverse est aussi vrai voire même beaucoup plus fréquent. Et cette double confrontation ne peut s’expliquer que par la conjonction de plusieurs facteurs. En premier, la mobilisation des Maghrébins – et surtout des Algériens – autour de la question de l’identité nationale et de l’anticolonialisme. Question presque aussi ancienne que les immigrations maghrébines elles-mêmes puisqu’elle commence dès les années 1920, avec la naissance de l’Etoile nord-africaine de Messali Hadj, jusqu’aux indépendances en passant par les mouvements anticolonialistes et en particulier le déclenchement de la guerre de libération en Algérie. Ensuite, il y a eu les luttes menées par les immigrés (pour la régularisation, le droit au logement, l’égalité dans le travail, pour les droits syndicaux, les droits culturels…) et, dans leur sillage, la naissance et le développement d’associations d’immigrés et issues de l’immigration. En troisième lieu, enfin, il y a - résultat des deux précédents facteurs - la jonction, au début des années 1980, entre trois générations : les primo-migrants des années 1950-60, qui avaient vécu en France même la guerre d’Algérie ; les immigrés des années 1970, eux-mêmes produits de l’échec des politiques postcoloniales des pays d’origine ; enfin les enfants issus de l’immigration, arrivant, à leur tour, avec leurs propres questionnements.

Tout au long de cette période, la notion d’autonomie revient en permanence et a même généré, par moment, entres les immigrés eux-mêmes et entre les générations, des points de clivages douloureux. Chose tout à fait normale qui ne doit pas inquiéter outre mesure car il n’y a aucune raison pour que les immigrés maghrébins soient plus à l’abri des conflits d’intérêts ou encore des conflits d’ordre politique et idéologique. Par contre, cette notion d’autonomie a constitué une des raisons, sinon la raison principale, de la focalisation des associations issues de l’immigration, toutes générations confondues cette fois (enfin presque), dans leur opposition à toute politique assimilationniste prônée par l’État, quelle qu’en soit la forme proposée. On ne peut, en effet, comprendre autrement le phénomène de rejet, parfois viscéral, à l’encontre de mouvements tels que SOS-Racisme ou France Plus, considérés comme courroies de transmission de cette politique. Faut-il voir dans cette insistance sur la notion d’autonomie l’expression d’un subjectivisme exagéré ou alors un continuum qui traverse les différentes générations de l’immigration, une sorte de filiation à travers la permanence des problèmes et des revendications ? Comme le souligne par exemple le MIB, «de l’Etoile nord-africaine, en passant par le Mouvement des Travailleurs arabes, la Maison des Travailleurs Immigrés (MTI) et jusqu’aux luttes contre les expulsions et la double peine, les populations immigrées et issues de l’immigration ont écrit des pages d’histoire de luttes que nous revendiquons aujourd’hui pour nous-mêmes et qu’il nous revient de transmettre aux générations suivantes dans la mesure où personne ne le fait à notre place». Une filiation et une continuité qui constituent en quelque sorte le pendant à la discrimination institutionnalisée, mais néanmoins sélective de l’État-nation (sélective selon les origines, les nationalités, l’histoire coloniale…), discrimination qui a empêché et empêche ou retarde encore aujourd’hui tout progrès vers l’égalité des droits. Egalité des droits ! Un si vieux mot d’ordre, jeté prématurément aux oubliettes mais, oh combien, d’actualité et en tout cas préférable au terme intégration, terme pour le moins confus et surtout porteur de malentendus. Et tout cela malgré certains acquis, acquis néanmoins remis en cause au moindre prétexte. Et les prétextes n’ont pas manqué au cours de ces dernières décennies.

Double confrontation donc qui agit comme un coup de boutoir finalement bénéfique pour tous. Car la société bouge et réagit. Et souvent plus vite que certaines institutions de l’État trop engluées dans leurs lourdeurs bureaucratiques et où parfois, lorsqu’elles ont à faire avec des populations issues des ex-colonies, les relents et les vestiges de la culture coloniale semblent encore très pesants. La société civile, elle, heureusement, bouge et réagit très rapidement et, avec elle, l’immigration, en tout cas une grande partie de l’immigration qui aspire dans un premier temps – mais c’est essentiel pour la suite - à une reconnaissance et à une plus grande considération. Mobilisations des uns (Français et/ou immigrés) face aux conservatismes des autres (Français et/ou immigrés). Ce processus se déroule en effet sous nos yeux au quotidien depuis bientôt trois décennies. Et il nous faut être attentif à certains signes qui ne trompent pas et qui laissent penser que quelque chose est en train de se modifier en profondeur – et en positif - dans le regard que portent sur l’immigration de nombreux secteurs de la société civile y compris sur des thèmes considérés jusque-là comme sensibles (les sans-papiers, la double-peine, la libre circulation, le droit de vote mais aussi les questionnements sur la période coloniale ou encore l’esclavage, etc.). Il faut espérer que ce processus se poursuive et que cela aboutisse à des transformations réelles et concrètes dans la vie des gens (en terme politiques, juridiques, sociaux…). Cela peut permettre, du côté des acteurs issus de l’immigration, de ré ouvrir et d’entamer plus sereinement les débats sur les thèmes de la mémoire et l’histoire de l’émigration-immigration, du rôle et de la place des travailleurs immigrés dans la classe ouvrière et des quartiers populaires, dans les mobilisations de la jeunesse, dans une nouvelle approche de la solidarité internationale et d’une altermondialisation, etc. En un mot, de sortir de l’immigritude et d’entrer de plain-pied dans les débats pour une alter-citoyenneté. Évidemment, rien n’est jamais acquis d’avance, ni définitivement. Tout est finalement question de rapport de force politique.

À aucun moment, cependant, nous ne nous sommes réclamés d’une quelconque objectivité absolue laquelle, à nos yeux, ne peut exister. À tout le moins, elle est difficilement mesurable. Nous avons trop souffert, au cours des deux précédentes décennies, d’un certain ostracisme médiatique et d’une pensée unique qui se croyait autorisée de tout filtrer à travers la grille de lecture d’un certain antiracisme moral. Lecture réductionniste qui escamote les dimensions sociales, économiques et politiques du combat pour l’égalité des droits. Nous ne tomberons pas, à notre tour, dans les mêmes travers. On peut certes (et on doit) tendre, à force d’efforts et de recoupements des informations vers le plus d’objectivité possible. Mais la difficulté demeure. Car toute médiation – puisque son objet même consiste à opérer des choix entres différents sujets, à les hiérarchiser, à les présenter sous tel angle plutôt que tel autre - comporte par conséquent une grande part de subjectivité. Pour autant, nous pensons, et nous espérons, avoir pris suffisamment de précautions pour ne pas tomber dans la facilité ou la partialité.

(à suivre)

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